Tout a commencé jeudi – à vrai dire, tout avait commencé quelques jours plus tôt encore : depuis presque une semaine, je faisais mes adieux à cette grossesse … Je dénouais un à un les fils qui m’attachaient encore à elle et retenaient, à ce que je pouvais en ressentir, mon bébé à l’intérieur de moi, l’empêchant de sortir de ce ventre et de cette relation essentiellement exclusive (même si bien sûr son père et sa sœur lui faisaient signe depuis l’extérieur) et fusionnelle . Je faisais progressivement le deuil de toutes les sensations que j’allais de toute façon devoir quitter, de tous les modes de communication que nous avions empruntés, et de ce corps – sa forme, son poids, ses douleurs mais aussi les vibrations qui ne le parcoureraient plus dans quelque temps …
Jeudi matin au réveil une pensée m’est venue : c’était la dernière nuit que je passais dans ce lit avant la naissance (bon, en vérité ce n’est pas un lit mais un futon, mais j’ai pensé « dans ce lit »…
). J’ai incité mon homme – c’était matériellement possible – à ce qu’on s’offre un dernier petit moment à deux tandis qu’Anna était à l’école. On est allé manger une salade en ville, et en trinquant (à l’eau pétillante)
on a annoncé au bébé que désormais il pouvait arriver quand il le voulait : papa et maman se sentaient vraiment prêts à l’accueillir …
On est rentré à la maison en début d’après-midi : juste pour l’heure de ma sieste quotidienne (ah, une sieste quotidienne, j’en rêve depuis plus d’une semaine maintenant…). Dans ma somnolence, j’ai senti des contractions plus fortes que d’habitude . Ma première réaction a été de vouloir me lever, mais une petite voix en moi m’a conseillé d’essayer de dormir malgré tout, parce que justement ça commençait, et qu’il fallait que j’essaie de me reposer dans la perspective des heures à venir…
Ces contractions – faibles, mais régulières – ont continué toute l’après-midi, et se faisaient de plus en plus fréquentes. Ce n’était pas des contractions d’accouchement mais j’étais à ce point persuadée qu’elles annonçaient le vrai travail qu’avec François nous avons préféré que notre grande aille passer la nuit chez des amis, au cas où nous devrions partir pour la maternité .
Nerveuse – l’intensité n’augmentait pas, je commençais à douter de moi- je suis allée me coucher vers minuit, un peu déçue que rien ne se soit vraiment enclenché. J’étais sortie quelques secondes dans la nuit pour voir la lune – c’était une nuit froide et claire, une belle nuit pour naître …
J’ai été réveillée dès 3h par une contraction plus forte – une vraie, de celles qui annoncent un vrai travail… Puis une autre, puis une autre … Je me suis accommodée des premières allongée, dans l’espoir d’accumuler le plus d’énergie possible avant d’être contrainte de me lever – ce que je finis par faire, deux heures plus tard. Debout sur le futon, appuyée sur le mur, je regardais mon homme dormir, commençant à mesurer l’espace qui séparait chaque vague de la suivante … 10, 7, 5 minutes… Je me décide à réveiller François. Il est presque 7 heures.
Je prends un dernier bain – coup de fil à ma fille qui prend son petit déj, toute déçue de n’être pas encore grande sœur. Quelques céréales, un thé. On attend encore : 3 minutes entre chaque contraction, mais je ne le sens pas …
Vers 9h on se décide à quitter la maison – c’est difficile. Dans la voiture j’ai une espèce d’angoisse claustrophobe en pensant aux 4 jours qui m’attendent dans une chambre dont je ne pourrai pas sortir… Je profite de l’air et de la lumière, c’est un jour magnifique. Le ciel ici est plus souvent gris que doré, alors je savoure : notre fils va naître sous le signe du soleil, comme sa sœur sept ans plus tôt.
Dès l’arrivée monitoring – ce sera le premier et le seul « vrai » – et toucher vaginal (là, malheureusement, ce ne sera pas le dernier) pour apprendre que même si les contractions sont très fortes et rapprochées, le col n’est ouvert qu’à 3 cm.
La sage-femme qui s’occupe de moi – que j’ai déjà vue en consultation – me met en confiance : comme je ne souhaite pas de péridurale, je peux accoucher en grande partie « en privé », dans ma chambre à la maternité. Je peux aussi utiliser le jaccuzi, et ne descendre au bloc obstétrical que lorsque j’aurai besoin d’aide.
Nous voilà donc dans une chambre – lumineuse, elle aussi, avec une grande baie vitrée. C’est très curieux – j’ai un peu l’impression d’accoucher à l’hôtel… Les contractions sont de plus en plus intenses, et se font sentir surtout dans le bas du dos – mais contrairement à ce qui s’était passé pour la naissance d’Anna, je parviens à les gérer par la détente et la respiration . Je remercie une fois encore le yoga de tout ce qu’il peut m’apporter… Je n’ai aucune inquiétude – et malgré cette douleur physique, je me sens bien …
Vers 11h je décide de profiter du jaccuzi avant de ne plus pouvoir le faire pour cause de rupture de la poche des eaux… Je sens que j’entre dans une nouvelle phase – je me sens de plus en plus portée par le flot des contractions, comme par les remous de l’eau. Je commence à m’économiser – je ne parle plus, il suffit que François et moi nous regardions pour qu’il sache où j’en suis… Je sors de la grande baignoire presqu’une heure plus tard, et je décide de me rendre en salle de travail pour faire le point avec la sage-femme.
Là, mauvaise surprise : changement de service… Celle qui m’accueille me fait me sentir plus inquiète… Elle vérifie la dilatation du col – douloureusement… on n’en est toujours qu’à 4 cm… Elle me place sous monitoring – je commence à fatiguer, depuis 3 heures du matin je suis présente dans cet accouchement, et je sens le besoin d’une pause… J’aimerais pouvoir décrocher et dormir un peu … J’accepte donc, et je m’allonge, sur le côté. François reste seul près de moi . Je perds les eaux – fin du monitoring ! La sage-femme nous quitte à nouveau – il est midi et quart et c’est à partir de ce moment que je commence à perdre pied : je me sens nauséeuse, fiévreuse. Le rythme s’accélère, je ne comprends plus rien, et n’ai plus vraiment de maîtrise : j’ai l’impression de n’avoir presque aucun répit entre deux contractions. Je ne parviens plus à respirer, ni à me détendre – et ça me met vaguement en rage contre moi-même … Je suis dépassée par la violence de cette accélération. Je me contente de me crisper, de serrer la main de mon homme qui continue de me masser le bas du dos, de gémir – étendue sur le flanc, je me sens comme une bête. Je tente de me mettre à quatre pattes pour soulager un peu la pression, mais c’est impossible, j’ai l’impression que je vais perdre connaissance. Très vite je sens que j’ai envie de pousser – cela me semble impossible : moins d’une demie-heure plus tôt je n’étais dilatée qu’à 4… Et pourtant … François appelle une dernière fois la sage-femme qui jette un coup d’œil et commence à s’affairer – je crois qu’elle appelle du renfort… Je perds plus encore le contrôle, je m’entends dire que je vais mourir, que je ne vais jamais y arriver, j’appelle ma mère (alors celle-là, si on me l’avait dite avant, je ne l’aurais jamais crue, vus nos rapports…) et mon mari … J’entends la voix de la première sage-femme, celle qui nous a accueillis le matin, me rassurer – je ne l’avais pas vue entrer dans la pièce. Je sens ses mains sur mon dos qui s’efforcent de le soulager. Soudain je suis déchirée par une forte brûlure qui se fraie un chemin en moi. Je ne suis plus rien – j’ai l’impression de n’être qu’un amas de matière traversé par un courant qui le submerge totalement. Je LE reconnais « Il arrive ! »… Cela suffit à me redonner un peu de force – j’essaie de ne pas résister au courant mais c’est souvent plus fort que moi, je le refuse sans savoir pourquoi… La deuxième sage-femme commence à m’appuyer sur le ventre, je lui hurle d’arrêter cela tout de suite… Je sens la brûlure s’intensifier, et enfin le bébé sortir… C’est déjà fini… Expulsion en moins de dix minutes, m’apprendra-t-on ensuite On me le laisse entre les jambes, je le caresse, son père et moi lui parlons – le cordon est toujours là… Il change de couleur et pleure – nous aussi… J’entends annoncer l’heure de la naissance – 12h53.
Quelques minutes plus tard pendant la (longue, presque une heure !) têtée d’accueil, je suis vraiment heureuse d’avoir vécu cette naissance sans péridurale, sans épisiotomie, sans gynéco, en ayant pu être libre de mes mouvements. Je regrette juste de m’être laissé submerger, malgré une préparation assez importante, par la violence de cette dernière heure – j’aurais aimé accueillir mon fils avec plus de douceur… mais j’ai aussi l’impression d’avoir appris, dans ma chair cette fois, qu’il faut sans doute que j’accepte plus profondément de n’être souvent que le vecteur de quelque chose qui me dépasse …