Cette nuit où tu es né
Enki, mon fils, mon troisième enfant, mon troisième garçon. Quatre lettres, comme pour les prénoms de tes frères, pas fait exprès pour les quatre lettres, plus facile pour une grande prêtresse pour tirer les cartes au tarot ! Ton prénom, ça fait un moment qu'il tourne en boucle dans ma tête. Tu l'as soufflé avec insistance au creux de nos oreilles pendant ces dernières semaines. Voilà déjà trois semaines que tu es arrivé parmi nous. Ça y est, j'ai un peu dormi ! Je prends le temps de mettre par écrit ces moments intenses que tu m'as permis de vivre entre deux alertes orange de chute de neige.
Des récits de naissance, j'en ai beaucoup lu, forum, livres de témoignages, discussions. C'était un regret pour moi de ne pas avoir pu écrire ceux de tes frères, mais je n'étais pas prêt au moment de leur naissance. En parcourant ceux que certaines d'entre elles ont laissé, j'ai souvent été ému jusqu'aux larmes et elles m'ont donné envie de le faire à mon tour mais raconter la naissance de tes frères, je ne pensais pas pouvoir le faire avec tout le temps passé... Ton arrivée offre enfin la possibilité d'en écrire un à mon tour, avec, en prime, une naissance à la maison.
Depuis quelques semaines, les contractions se mettent en place, pas douloureuses, pas régulières ou pas assez longtemps. Tu dois naitre pour le 28 janvier, date du terme officiel. Nous sommes le 22, et comme nous voulons que tu naisses à la maison, au chaud et au calme, dans notre cocon familial, Marilyne a pris rendez-vous avec notre médecin acupuncteur pour libérer d'éventuels blocages ou obstacles afin que tu puisses nous rencontrer comme nous le souhaitons. La séance a lieu en milieu de matinée. Moi, je suis sur mon toit à planter des bardeaux. Charles Ingalls, lui, ce sont des poteaux, moi, des bardeaux, chacun son truc. Marilyne rentre vers midi, elle est fatiguée. Les contractions commencent à se mettre en place petit à petit, peut-être un peu plus fortes, mais surtout plus régulières que d'habitude.
Efficaces, ces petites aiguilles d’acupuncture ! Vers la fin d'après-midi, je vais chercher tes frères à l'école, on se prépare pour le repas et le coucher. Les contractions sont toujours là. C'est pour ce soir ou pour demain ? pré-travail ou début du travail ? Excite-toi pas, dis, excite-toi pas, rien ne presse. On a encore quelques jours devant nous. Marilyne monte lire l'histoire à tes frangins, et, nouveauté : elle doit s'arrêter de lire entre deux contractions, elles ont bien progressé en intensité. Elle redescend et tient notre sage-femme au courant de la situation par sms. Pas de panique, tout va bien, les contractions sont encore trop espacées pour qu'elle vienne de suite Elle nous demande de la tenir au courant d'ici une heure pour aviser. Elle habite tout de même à deux heures de route.
Il est 21h00. Les frangins sont couchés et dorment. Ta mère se met dans sa bulle et sur son ballon, elle gère bien les contractions. Je lui noue un drap à fleurs jaunes qu'on utilise jamais au dessus de la grosse poutre pour qu'elle puisse s'y suspendre si besoin (il y est toujours 21 jours après !). On remet les choses au clair avec elle, si dans un moment d'égarement, lors de la phase de désespérance par exemple, elle me demande le transfert vers la maternité, alors qu'il n'y a pas de raison vitale à cela, je dois l'encourager, la soutenir pour que tu naisses ici, dans notre salon. Nous topons là. Michel Odent a dit qu'il faut que la maman n'ait pas froid (25°C, c'est un minimum), il faut de la chaleur, de l'amour, de la sérénité pour que les bonnes hormones finissant en ''ine'' se libèrent (d'accord, les mauvaises aussi, elles finissent en ''ine"), et que le travail soit efficace. Dont acte, tu naîtras dans une ambiance chaleureuse ! Avec un savant chargement de chevrons issus de la vieille couverture de la grange en cours de finition, je peux obtenir la chaleur adéquate rapidement. Je mets une vieille lessiveuse plein d'eau sur le poêle et c'est parti pour la fête. J'hésite après coup à qualifier l'ambiance de saharienne ou de tropicale, le thermomètre de Monsieur Galilée indique que j'ai dépassé les 24°C mais combien au dessus ? Je ne sais pas mais j'ai chaud. Je suis torse-nu, un pantalon thaï et je ne peux plus rien enlever ! Je profite des quelques heures qui nous reste pour finir de creuser le morceau de buis qui devrait servir avec la membrane du placenta pour le tambourin.
Marilyne, elle, répare un pantalon de Loup, déchiré aux genoux. Cela ne lui laissera pas le temps de faire plus qu'une jambe. Aujourd'hui encore, la reprise du dit pantalon n'est toujours pas terminée. La musique que Marilyne souhaite, c'est la BO du film Himalaya. Ça contraste sévèrement avec la température ambiante mais je la lui passerai au moins quatre fois d'affilée avant d'abandonner une carrière de DJ pourtant prometteuse. Des bougies sont allumées partout dans la pièce. Tu en as une grosse rouge, spécialement pour toi, qui te servira pour tes anniversaires. On est bien, là, à cet instant, au calme, au chaud, à la lueur des bougies.Je déplace les canapés et tables et roule le tapis pour permettre à ta mère de circuler librement à pied ou en ballon devant le poêle. Elle continue de noter les contractions sur un petit carnet jusqu'à 21h42. A partir de là, je prends le relais parce qu'elles se rapprochent et s'intensifient nettement (entre 5 et 10 min) et ressent une grosse pesanteur sur le périnée. Elle va prendre une douche bien chaude pour se détendre vers 22h30. Cela n'arrête pas les contractions. Quand il en arrive une, elle s'arrête de bouger, souffle profondément, vocalise. Elle sort des sons qui viennent du fond des âges, très sourds (c'est guttural...). D'où sort-elle des sons pareils ? Elle pense à voix haute et se répète en boucle "bouche molle, col mou, bouche molle, col mou" (merci Julyff pour le livre et merci Carolinehen pour le pense-bête !). Vers 23h15, Marilyne tient Fleur au courant de l'évolution, Elle fait un petit somme avant de se mettre en route pour partir quand les contractions seront au moins de cinq minutes de fréquence.
Petit à petit, la journée du 22 s'efface, c'est sûr, maintenant, tu seras du 23 janvier ! Les mouvements de bassin sur le ballon soulagent bien Marilyne. Elle gère comme une cheffe, je ne fais pas grand chose à part remettre du combustible et noter l'heure des contractions. D'ailleurs, ça commence à être un boulot à plein temps, cette histoire de contractions à noter, parce qu'elle en a de plus en plus. Au bout d'un moment, le ballon n'est plus aussi efficace, alors elle se met à arpenter la pièce avec son bidon de big boss de fin de niveau (elle a arrêté de se peser à +16 kg). Quand une contraction arrive, elle se met face au mur, s'appuie dessus avec les mains, les bras levés, s'abaisse doucement en expirant au début, vocalisant vers la fin (voire en râlant). Je fais le malin, là, mais j'en menais pas large sur le coup. Serein mais quand même.
Vers 01h19, je prends le relai téléphonique et j'envoie un texto à Fleur. On y est, les contractions sont au max à cinq minutes d'écart et ça appuie encore plus fort sur le périnée. Elle répond dans la minute en disant qu'elle va bientôt prendre la route pour nous rejoindre.
Marilyne étant dans sa bulle et ne sachant pas où elle l'a rangée (sa bulle) (j'ai noté à 1h39 : elle est complètement shootée), je décide de monter la piscine d'accouchement, ne serait-ce que pour la soulager en attendant que Fleur n'arrive. Je sais qu'il ne faut pas qu'elle y reste plus de 1h30 sinon, les contractions risquent de s'atténuer. Ça devrait le faire. Je déploie le bazar (heureusement que j'ai un peu étudié le contenu avant !). Je branche le gonfleur qui fait un boucan du diable. Dix minutes après, elle est gonflée et les enfants dorment toujours, bien... Reste à mettre l'eau. Encore dix minutes et Marilyne peut s'asseoir avec soulagement dans l'eau tiède. Le niveau montera jusqu'à 50 cm et je rajouterai régulièrement de l'eau chaude prise dans la lessiveuse mise sur le poêle. Quelle que soit la position de Marilyne, son bassin est toujours immergé et ça lui fait un bien fou. La douleur semble s'effacer et elle peut bien se reposer entre les contractions qui vont se succéder parfois toutes les deux minutes. A partir de 02h30, j'arrête de les noter parce qu'elles gagnent en puissance. Marilyne alterne entre position assise sur un bord de la piscine, comateuse, et position à genoux, affalée contre le rebord opposé. Pour la première fois, elle commence vraiment à avoir mal. Il faut qu'elle s'ouvre pour que tu viennes. Je lui dis, je la soutiens, je la félicite, je bredouille quelques "bouche molle, col mou", je sais même pas si elle m'entend.
vers 03h00, les vocalisations se font de plus en plus fortes. Elle veut que je lui appuie sur le sacrum, ça lui fait du bien. J'appuie. Plus fort, qu'elle veut ! J'ai l'impression d'entendre le Père Albert insulter un rugbyman néo-zélandais. Qu'est-ce t'attends ! vas-y ! Mais appuie sur ce sacrum, nom de dieu ! Mors-moi l’œil !Tu fais du macramé ou quoi ! J'appuie le plus fort possible et elle me repousse. Je dois me cramponner, m’arque-bouter contre un meuble pour la retenir. Quelle force ! Vers 03h20, Fleur rentre dans la pièce, toute discrète, elle a un petit peu roulé vite (C'est à deux heures d'ici, j'y serai dans une heure et demie...). J'évacue Yuri dans la grange pour la fin du travail. Il s'était tenu tranquille jusqu'à présent mais, avec l’arrivée de Fleur, il est excité et je ne veux pas avoir à gérer le chien en plus. Marilyne a peur que le travail ne soit pas suffisamment avancé mais Fleur la rassure. Elle sait que Marilyne est proche de la fin du travail. Je monte voir les enfants qui sont maintenant parfaitement réveillés. J'y vais pour les rassurer. Loup est en train de bouquiner comme si de rien était, Maman est juste en train d'accoucher, rien d’extraordinaire, quoi ! Nino, lui, est surexcité parce qu'il a vu qu'il avait une piscine dans la maison, trop fort ! Je leur dit que c'est impressionnant que Maman crie comme ça, mais que c'est normal, que Fleur est là, que tout va bien se passer, que tu seras bientôt parmi nous, que je viendrai les voir quand ce sera fini et qu'ils pourront descendre nous voir un peu plus tard, mais en attendant, qu'ils soient cool.
Les contractions augmentent encore. C'est possible, ça ? Marilyne en a marre, elle est épuisée et nous lâche un "Achevez-moi !" auquel Fleur répond par un "d'accord, mais on fera ça après l'accouchement". Phase de désespérance checked, on arrive bientôt au terminus ! Dans peu de temps, tu seras là, mon bonhomme. Je me place à la tête de Marilyne qui n'a plus de pause entre les contractions, Fleur lui passe un gant d'eau fraîche sur le front, ce qui lui fait un bien fou. Je la caresse, l'encourage encore et toujours. Une contraction encore plus forte et je perds d'un coup 5/10e d'audition et ainsi que mes métacarpes gauches. Un larsen dans l'oreille gauche persistera quelques heures. J'ai l'impression d'être à côté de ma jument de trait qui hennit, ce qui reste une référence chez nous en terme de décibels. Marilyne n'a pas la force de continuer. Elle ne peut pas sortir de la piscine. Tant pis, tu naîtras dans l'eau. Fleur se place vers le bassin, je reste à la tête et je traduis ce qu'elle dit ou fait. C'est du direct, 5, 4, 3, paf, pastèque, la poche des eaux perce d'un coup et ta tête s'engage vers la sortie. En trois poussées, elle est passée. Une pause, le temps de te dégager ton épaule et c'est l'expulsion de la savonnette. Fleur t'attrape et te pose sur le dos de ta mère, toujours à quatre pattes dans la piscine. Tu as les yeux ouverts, tu regardes avec cette impression de sagesse que beaucoup d'autres ont décrit. Tu as bien l'attirail d'un poti mossieu, pas de blague de dernière minute. Enki..., ça te va bien, ce prénom, tu avais raison. Tu es calme, serein, attentif. Il est 03h53. Tu cries un peu, mais pas trop longtemps. On aide Marilyne à se retourner pour qu'elle puisse te prendre dans ses bras. Je sens que ça me prend à la gorge, les yeux qui piquent, qui se mouillent. Elle l'a fait et elle n'en revient pas ! Moi non plus ! J'ai réussi à vous accompagner, elle et toi, au bout de cette merveilleuse aventure. On l'a fait !
Après cela, la chronologie devient assez floue, le temps que vous resterez elle et toi dans l'eau, je ne sais pas trop, un quart d'heure peut-être. Ensuite, il a fallu sortir de la piscine, et, enjamber un rebord de piscine, même de 60 cm seulement, quand on vient d'enfanter, qu'on a son nouveau-né dans les bras, et qu'il est toujours relié à soi par le cordon, et bien, c'est compliqué(c). Nous nous y mettons tous ensemble pour vous extirper de l'eau et nous vous couchons, elle sur le canapé, toi sur elle, en peau à peau, enveloppés dans une couverture peut-être. Je sais que je te mets le bonnet de lutin pour que tu ne prennes pas froid. Comment pourrait-on avoir froid ici ! Mis à part ce bonnet, tu resteras nu contre elle jusqu'au soir. Tu nous laisseras tranquille avec cet ostie de méconium jusqu'au lendemain. Le cordon bat encore pendant peut-être 20 minutes. Il est énorme, ce cordon ! Je sens ses pulsations dans ma main. c'est chouette ! Je le coupe, enfin, une fois que les battements ont cessé.
Une demi-heure après, peut-être, ta mère expulse le placenta. Les contractions sont moins fortes que celles pour ton expulsion mais les tranchées la surprennent dans leur puissance. Elles dureront plusieurs heures, diminuant progressivement en fréquence et en intensité dans la journée. Fleur examine le placenta et le cordon, tout est OK. Elle procède aux prélèvements pour l'homéopathie et dispose le placenta et le cordon pour que nous en prenions l'empreinte. c'est vraiment magnifique comme dessin.
Marilyne nous regarde en train de faire cela avec toi qui tête déjà peut-être ? (je sais plus, là, je suis paumé). Vient ensuite la réalisation du tambourin avec une membrane. Je prend le morceau de buis le plus réussi et place la membrane interne juste rincée dessus, le surplus est replié vers l'intérieur. Fleur me dit qu'il y a du rab. J'ai en deux autres de prêt sur lesquels on appose deux morceaux de la membrane externe. Un plus petit en buis et un en tilleul. L'odeur des membranes (du liquide amniotique ?) est très forte et imprègne bien les cerclages. Avec ton cordon, on fait un bâtonnet droit de trente cm et un espèce de nœud lâche qui te servira d'anneau de dentition une fois sec. Je mets l'ensemble à sécher sur le manteau de la cheminée sur du papier-cuisson. Le reste du placenta est mis en boite et placé au congélateur en attendant d'être enfoui sous ton arbre de naissance. On te pèse. Je lis 4,210 kg. A 4,2 kg, t'appelles plus ça un petit galet ! Le tout, avec juste une éraillure sur le périnée. il doit être entre 5 et 6 h. Je vais chercher tes frères pour qu'ils te rencontrent. Ils sont plus intéressés par la piscine...
Le temps de remplir le carnet de santé, de boire un truc chaud, de parfaire l'organisation du couchage, il ne doit pas être loin de 7 h. Tes frangins sécheront l'école aujourd'hui. On est tous nazes et dormir un peu nous fera du bien. Je rentre le chien, et un ou deux chats qui traînent devant la porte, je fais les présentations sommaires et au lit. Je m'endors au pied du canapé sur un matelas après avoir prévenu celles et ceux qui comptent pour moi. Fleur a pris notre lit. Elle partira en début d'après-midi.
Ce n'est que le lendemain que je me suis rendu compte que j'avais oublié de décrocher l'arbre à souhaits du blessing way pour le mettre à côté de ta mère pendant le travail. Il n'était cependant pas loin et sa présence dans la maison lui a fait du bien. Certains, proches amis et parents nous ont accompagnés à distance, cette nuit où tu es né, et leurs pensées nous ont donné la force de te faire venir parmi nous. Toute ma gratitude est pour eux. Après cette nuit, intense en émotions, épuisante aussi, nous avons tous trois pris rendez-vous chez un ostéopathe. Moi, la première semaine, ta mère la deuxième. Toi, ce fut ton tour hier. Les choses se mettent en place petit à petit. Tu têtes bien, ton poids de naissance était repris le 7e jour. Ton frein de langue, trop fort, a été coupé. Maintenant, tu prends aussi bien le sein gauche que le droit et tu ne fais plus mal à ta mère en le prenant. On t'a passé en couches lavables que tu défonces allègrement. Tu cododotes entre nous deux. Tu te réveilles encore souvent (toutes les deux et trois heures), à cause de ces calisses de chien jaune de coliques et c'est surtout ta mère qui parvient à te calmer, et à t'endormir à coup de sein. Que veux-tu, elle a des arguments de poids que je n'ai pas... Tes frères veulent te caresser, te faire des bisous, te porter. Tu commences à nous rendre nos sourires. Merci pour ce cadeau, merci pour ta venue, merci pour m'avoir permis de vivre ces moments d'une rare intensité.